Mon dernier article a suscité de nombreuses réactions. Il a reçu beaucoup de commentaires, sur Facebook et Twitter, de vifs échanges ont eu lieu et plusieurs bloggueurs (Guy Morant et Lizzie Crowdagger) ont écrit des billets pour défendre un point de vue différent (j’en profite pour les remercier car ils n’ont en rien déformé mes propos).
Je m’attendais à des critiques mais j’ai été très surpris par l’ampleur des réactions.
Ce sont mes propos sur la gratuité qui ont le plus fait réagir. J’ai écrit ceci :
Pauvres auteurs me direz-vous. Mais ils sont également responsables de cette situation. À partir du moment où les auteurs proposent des textes gratuitement, ils contribuent à fragiliser l’industrie du livre et donc à diminuer leurs propres revenus [...]. Un lecteur qui est en mesure de lire des textes gratuitement n’achètera plus de livre. [...] Or, moins de livres qui se vendent, c’est moins de revenus pour les auteurs.
J’ai expliqué dans l’article La gratuité, pire ennemie de l’auteur indé que la gratuité pouvait être un outil promotionnel intéressant mais que j’étais fondamentalement contre en tant que finalité économique. Les réactions et les commentaires reçus m’ont amené à me poser de nouvelles questions sur la gratuité et à pousser plus loin la réflexion. Est-ce que les livres gratuits peuvent renforcer l’industrie du livre ? Un auteur peut-il dégager des revenus en proposant des textes gratuits ? La gratuité peut-elle être à la base d’un nouvel écosystème du livre ? Et les auteurs indés dans tout ça ?
En regardant ce que font d’autres auteurs, en lisant ci et là différents articles, le premier constat est celui-ci : il y a des arguments pertinents aussi bien chez les « pro » que chez les « anti ». Les lignes de fracture viennent du fait que les motivations et les aspirations des éditeurs, des auteurs et des lecteurs sont très différentes et parfois antagonistes. Sommes-nous à un point de divergence ? Un modèle économique va-t-il l’emporter sur l’autre ? Lequel est préférable ?
La gratuité, une nouvelle étape dans la guerre des prix
Du point de vue des éditeurs et de la chaîne traditionnelle du livre, le gratuit est une sérieuse menace. La lecture gratuite généralisée anéantirait toute l’industrie. C’est pourquoi les maisons d’édition sont si réticentes face à la baisse des prix des livres, y compris des ebooks, et à toutes les formules d’abonnement de type Kindle Unlimited : la moindre baisse de chiffre d’affaires menace un peu plus leur survie. Les maisons d’édition sont des entreprises comme les autres, avec des charges et des salaires à régler… et des auteurs à payer.
Le gratuit est une vraie menace pour l’industrie du livre… L’industrie traditionnelle du livre.
Donc oui, le gratuit est une vraie menace pour l’industrie du livre… L’industrie traditionnelle du livre, c’est toute la nuance. Et les auteurs publiés par des maisons d’édition risquent donc de voir leurs revenus diminuer si le gratuit se généralise.
C’est là que les auteurs autoédités entrent en jeu. En proposant des livres à bas prix, ils menacent aussi sérieusement l’industrie traditionnelle du livre en pratiquant une guerre des prix avec les maisons d’édition. Or, ceux qui proposent des livres gratuits font un pas de plus dans cette guerre des prix. Nous arrivons à une ligne de rupture parmi les indés, la fameuse gratuité. Ceux qui proposent leurs textes gratuitement pratiquent une guerre de prix totale avec les auteurs indépendants (et les éditeurs) proposant des livres payants. La question est de savoir si la gratuité paye.
Quel modèle pour le gratuit ?
Dans un modèle de gratuité généralisée, comment les auteurs indépendants pourraient-ils gagner leur vie ? Par les dons des lecteurs et par les revenus indirects, répondent les défenseurs de ce système. La logique est la suivante : par une diffusion sans contrainte et libre des textes des auteurs, à la plus grande échelle possible, ces derniers peuvent se constituer un vaste lectorat et créer une adhésion forte avec leurs lecteurs. Ils peuvent alors faire des dons, du mécénat, en faveur des auteurs, pour soutenir leur production artistique. Pour les auteurs les plus connus et les plus chanceux, grâce leur notoriété acquise, ils pourront bénéficier également de revenus indirects : conférences, ventes d’édition spéciale de leurs œuvres etc.
Les lecteurs peuvent alors faire des dons, du mécénat, en faveur des auteurs, pour soutenir leur production artistique.
Ce modèle est logique, cohérent et peut fonctionner, certains auteurs semblent s’en sortir (je n’ai pas de chiffres précis et j’ignore quel est le montant des revenus perçus). Cependant, je pense que ce modèle n’est pas généralisable et qu’il n’est applicable qu’à une poignée d’auteurs, bénéficiant d’une grande notoriété. En effet, un tel modèle suppose une diffusion massive des textes et l’assurance qu’ils soient lus, ce qui est très difficile. D’autre part, un modèle fondé sur le gratuit demande un effort considérable de la part des lecteurs : ces derniers, en plus de lire les livres (gratuits) des auteurs, doivent leur donner de l’argent pour les soutenir dans leur démarche, les rétribuer… Seul un pourcentage très faible de lecteurs irait jusque-là. Je pense qu’ils se fichent complètement du sort des auteurs. Je ne suis donc pas du tout sûr que la gratuité soit bénéfique pour l’ensemble des auteurs.
un modèle fondé sur le gratuit demande un effort considérable de la part des lecteurs : ces derniers, en plus de lire les livres (gratuits) des auteurs, doivent leur donner de l’argent pour les soutenir dans leur démarche.
Que faire ?
La motivation des auteurs est à prendre en compte. On peut tout à fait proposer des textes gratuitement, car on ne souhaite pas monétiser sa production littéraire et on veut simplement diffuser et faire partager ses écrits. Dans ce cas, les revenus n’ont aucune importance. Lorsque je dis qu’« À partir du moment où les auteurs proposent des textes gratuitement, ils contribuent à fragiliser l’industrie du livre et donc à diminuer leurs propres revenus », je ne jette pas la pierre aux auteurs qui proposent leurs textes gratuitement. Chacun est libre de faire ce qu’il veut. Et peut-être veulent-ils casser l’industrie traditionnelle du livre, c’est leur droit. Je pense en revanche qu’il est très difficile de dégager des revenus, même minimes, avec la gratuité. Les auteurs doivent donc être très prudents car les conséquences de l’adoption de la gratuité peuvent être néfastes pour les revenus des auteurs.
Cyril
14 mai 2015 à 15 h 44 min
Bonjour Thibault, et merci pour cet article, et la réflexion qu’il apporte sur la question (ou le « problème ») de la gratuité. Un aspect que tu n’abordes pas est le choix de pratiquer une gratuité sélective. On peut choisir de pratiquer la gratuité sur un ouvrage pour faire découvrir une série, pour répandre une idée,… et pratiquer une politique de prix normaux sur les autres livres que l’on écrit.
Les acteurs traditionnels évidemment ne le voient pas de cet œil : tout ce qui met en péril le statu quo sur le prix du livre qu’ils pratiquent majoritairement dans le circuit papier leur nuit. Il ne faudrait pas que les 3-4% de l’édition numérique qui déjà leurs posent pas mal de souci donnent naissance en plus à un secteur de gratuité qui risquerait encore d’éroder leurs ventes.
La question du prix est plus importante qu’il n’y paraît à l’échelle de l’industrie de l’édition. Le rapport « Authors Earning May 2015″ touche du doigt cette question pour les auteurs (je l’ai traduit rapidement sur mon blog http://www.edition-ebooks.com). Et c’est cette question du prix qui a donné lieu à pas mal d’affrontements entre acteurs depuis 2010 (et avant, mais de manière moins explicite).
Le cadre pour une gratuité des œuvres, avec des systèmes de financement efficaces pour les auteurs qui pratiqueraient cela n’existe pas encore. Aujourd’hui, c’est souvent tout ou rien : gratuit ou payant, sans possibilité de mettre du « versez moi ce que vous voulez ».
Pour conclure, je remarque comme toi que pour les éditeurs, l’étape « auteurs à payer » vient en dernier. Tous ne sont pas comme cela, mais c’est le symptôme d’un problème dans la relation éditeur-auteur, non ?
thibaultdelavaud
14 mai 2015 à 17 h 07 min
Bonjour Cyril, merci pour ton commentaire.
C’est sans doute un symptôme mais qui est davantage selon moi le résultat de la crise que traverse l’industrie du livre. Les auteurs ne sont absolument pas en position de force (sauf quand on s’appelle Musso, Lévy ou Pancol) : dans un contexte difficile, les maisons d’édition continuent de recevoir énormément de manuscrits. Les auteurs sont une variable d’ajustement facile…
Guy Morant
16 mai 2015 à 9 h 56 min
Bonjour Thibault,
Superbe article, où tu mènes une vraie réflexion de fond sur le problème de la gratuité.
J’apprécie également le point de vue de Cyril, qui met l’accent sur des points intéressants.
Mon point de vue, c’est que ce ne sont pas les auteurs (les blogueurs, les photographes, les musiciens, les journalistes) qui ont choisi le gratuit, mais l’économie imposée par internet et le numérique. Que nous le voulions ou non, le réseau des réseaux s’est développé sur l’argument de la gratuité. On est passé d’une rémunération des producteurs de contenus à une rémunération des fournisseurs d’accès, avec un « dumping culturel » qui entrave toute tentative de faire payer ces biens abstraits au juste prix. Logiquement, le Web 2.0 a ouvert la création de contenus à tous les internautes sans aucune discrimination, autorisant ainsi la mise en ligne d’une quantité gigantesque d’articles, de photos, de musiques et de livres. Tout ce qui ne trouvait pas éditeur, maison de production, label musical ou journal pour être édité est désormais offert gratuitement sur telle ou telle plateforme.
Le livre numérique n’est que le dernier né de ces produits numériques. La gratuité fournit aux indépendants une arme pour s’imposer face aux maisons d’édition traditionnelles, qui disposent quant à elles de circuits de diffusion à la fois efficaces et verrouillés. Sur le long terme, il est évident que cela ne fera du bien à personne, mais on ne peut pas jeter la pierre à ces aventuriers du livre combattant une industrie qui abuse depuis longtemps de son oligopole. N’oublions pas que le payant bénéficie surtout aux éditeurs, et que les revenus des auteurs édités ne cessent de baisser.
J’ignore quel sera l’avenir, mais je sais que les livres de qualité ont un prix et j’espère que les lecteurs numériques finiront par le comprendre. J’appelle de mes vœux la création d’un système de validation culturelle numérique qui permette à ces derniers de faire leur choix parmi l’offre pléthorique présente sur internet. Je ne suis pas très inquiet pour les éditeurs traditionnels, qui sont largement devenus des usines à fabriquer et à vendre des produits commerciaux. Si leur empire est menacé, il me semble que la culture authentique ne devrait pas trop en souffrir. Par exemple, je vois d’un très bon œil la disponibilité universelle et gratuite des classiques tombés dans le domaine public.
thibaultdelavaud
18 mai 2015 à 16 h 25 min
Bonjour Guy,
le gratuit peut être une « arme » mais c’est reconnaître implicitement que le marché est « mort » et que les auteurs n’ont pas d’autre choix pour lutter. Or, je pense qu’en valorisant sa production par un prix et en refusant la gratuité comme finalité économique, les auteurs peuvent trouver une place sur le marché et s’assurer des revenus, même faibles. C’est difficile mais à mon sens la meilleure voie à suivre pour les indés.
A bientôt !
Guy Morant
28 mai 2015 à 18 h 31 min
Un petit complément, qui va dans le sens de cet article : un billet d’AcuaLitté titré « Travailler gratuitement : les auteurs deviennent leurs propres bourreaux » : https://www.actualitte.com/article/monde-edition/travailler-gratuitement-les-auteurs-deviennent-leurs-propres-bourreaux/55429