En me promenant sur Internet, je suis tombé sur cette interview de Philip Roth, datant de 2013. La phrase suivante m’a particulièrement interpellé :
Je peux vous prédire que dans trente ans, sinon avant, il y aura en Amérique autant de lecteurs de vraie littérature qu’il y a aujourd’hui de lecteurs de poésie en latin.
Il va même plus loin sur la lecture en général :
La lecture, sérieuse ou frivole, n’a pas l’ombre d’une chance en face des écrans : d’abord l’écran de cinéma, puis l’écran de télévision, et aujourd’hui l’écran d’ordinateur, qui prolifère : un dans la poche, un sur le bureau, un dans la main […] La lecture sérieuse n’a jamais connu d’âge d’or en Amérique, mais personnellement, je ne me souviens pas d’avoir connu d’époque aussi lamentable pour les livres.
Interpellé par de tels propos, j’ai d’abord pensé : « Philip Roth exagère, il est trop pessimiste ». Puis cela a été : « Même s’il exagère et qu’il cherche à provoquer, il est vrai que les gens lisent moins, que les écrans sont partout… Mais la littérature ne peut pas mourir ».
Pourtant, plus j’y songeais, plus je m’apercevais que Philip Roth avait sans doute raison et que peut-être, sa prédiction était déjà réalisée.
La fin d’une époque
Je pense en effet que la lecture et la littérature subissent un déclin structurel et irréversible. Le temps où nos sociétés étaient basées sur le livre (c’est-à-dire, en simplifiant, du XVième siècle avec l’invention de l’imprimerie jusqu’au XXième siècle avec le livre de poche) est révolu.
Le livre et la lecture n’attirent plus autant qu’auparavant. Songeons que des personnes ne lisent jamais (1 Français sur 3 en moyenne) et que le nombre de lecteurs réguliers ne cesse de diminuer. Fréquemment, un article de presse est publié pour faire état de la diminution du nombre de lecteurs et du temps réduit consacré à la lecture (le dernier en date : En 25 ans, deux fois plus de livres publiés mais de moins en moins lus). Lire requiert un investissement personnel important et exige deux choses : de la concentration et du temps. Or, de nos jours, à l’heure des sollicitations multiples et abondantes et des rythmes journaliers effrénés, la concentration et le temps libre sont rares et précieux. La télévision, Internet et les jeux vidéos balayent les velléités de lecture.
Les autres loisirs ont le vent en poupe et si l’on parle de chiffres, on entre dans une autre dimension. Songeons que lorsqu’un film fait un « flop », il enregistre malgré tout quelques dizaines de milliers d’entrées voire une ou deux centaines de milliers. De tels chiffres feraient rêver tout auteur ou éditeur (on considère qu’un livre est un best-seller dès qu’il se vend à plus de dix mille exemplaires). Je ne parle même pas des audiences des émissions de télévision, des visionnages des vidéos Youtube, des téléchargements des jeux sur l’AppStore… Les gens regardent la télévision et des séries télé, ils jouent aux jeux vidéos, surfent sur Internet mais ils ne lisent pas.
La vraie littérature : c’était mieux avant ?
Et la vraie littérature ? Notons avant tout chose que Philip Roth parle de « vraie littérature », c’est-à-dire les livres des Proust, Joyce, Fitzgerald… Il la distingue de la littérature « frivole », celle de l’entertainment (Musso, J.K Rowling etc.) même si son constat sur la lecture est valable pour tout type de littérature.
Qui lit encore de nos jours des auteurs classiques : Hugo, Proust, Stendhal ?
La langue employée dans les livres de « vraie littérature » (contemporaine et ancienne) est souvent complexe, belle et riche. Il faut également disposer d’un bagage culturel important pour se lancer dans la lecture d’un ouvrage de « vraie littérature » surtout si l’on lit des classiques écrits il y a des décennies voire des siècles. Qui lit encore de nos jours des auteurs classiques : Hugo, Proust, Stendhal ? Quelques érudits, des étudiants (pour la plupart contraints et forcés) et des passionnés mais combien sont-ils ? Et lisent-ils beaucoup ? Combien d’heures par jour ? Qui aujourd’hui se lance dans la lecture d’un énorme pavé de Zola ou Tolstoï ? Une poignée de lecteurs. Et même parmi eux, un certain nombre le trouverait ennuyeux et ne prendrait pas de plaisir à le lire. Faites le test autour de vous : demandez qui a lu Guerre et Paix de Tolstoï.
Était-ce mieux avant ? Rien n’est moins sûr. Certes, auparavant les gens lisaient plus, c’est indéniable. La lecture était une distraction qui n’avait pas de concurrente. Mais les gens lisaient-ils plus de « vraie littérature » ? Peut-être mais je ne suis pas certain que les lecteurs de Proust et de Zola étaient sensiblement plus nombreux hier qu’aujourd’hui. Les classiques et la vraie littérature s’adressent aux passionnés, aux curieux et aux personnes ayant un niveau éducatif élevé, bref, à peu de personnes au final.
En revanche, la lecture, même si elle décline, n’est pas vouée à disparaître car la lecture « frivole », comme dirait Roth, résiste plutôt bien. Il suffit de songer aux best-sellers du type Cinquante nuances de Grey, Game of Thrones, Harry Potter, les Marc Levy et Guillaume Musso, auxquels s’ajoutent tous les textes disponibles sur Internet et notamment sur les sites tels que Wattpad.
Mutation et disparition
La lecture et la littérature semblent être en mutation. La lecture est maintenant morcelée : on lit un roman vingt minutes le matin dans le métro puis durant la pause déjeuner, on consacre quinze minutes à la lecture d’un blog, d’articles de presse (relayés pour beaucoup via Facebook ou Twitter), de textes sur Wattpad… On se remet à lire son roman le soir dans le métro et avant de se coucher… Il est même maintenant possible de faire tout cela sur son smartphone.
Les chefs-d’œuvre de demain ne ressembleront en rien à ceux d’hier.
La lecture se transforme et s’adapte aux mutations technologiques et aux nouveaux usages. Il est très probable que les prochains chefs-d’œuvre de la littérature ne seront pas des pavés écrits en police taille 10. Si l’on regarde les derniers Goncourt et autres livres de « vraie littérature », on s’aperçoit que ceux-ci sont plutôt courts. Les chefs-d’œuvre de demain ne ressembleront en rien à ceux d’hier.
La vraie littérature, sous sa forme traditionnelle, connaîtra l’avenir que lui prédit Roth. Pour survivre elle devra s’adapter aux transformations actuelles. Mais se transformer, n’est-ce pas déjà disparaître ?
Chris Simon
16 janvier 2016 à 17 h 35 min
Intéressant ton article, Dommage que tu n’es pas intégré dans ta réflexion le fait qu’il y avait beaucoup plus d’analphabètes au 19e siècle en France et aux États-Unis qu’aujourd’hui et donc peu de lecteurs de lecture sérieuse, seulement une classe éduquée y avait accès. Aujourd’hui une majorité à accès à la lecture. Le succès des auteurs du 19 e siècle est en partie due en France à l’école obligatoire et une nouvelle génération qui avait fait des études. CF cet article pour matière et sources :
http://chrisimon.com/refractaires-oui-mais-pas-vaincus/
010446g
16 janvier 2016 à 20 h 33 min
MAIS OUI! La littérature égyptienne était en granit
celle du Moyen âge de plume d’oie sur papyrus
….Marrant de voir Hugo dans la vraie littérature, lui qui mit « un bonnet rouge au vieux dictionnaire »
Si la vraie littérature se devait d’être pondue à la plume sergent-major, voire au crayon à papier comme certain « immortel » elle mourra bien sûr… Comme tout ce qui, comme les dinosaures, ne sait pas s’adapter…
Dernière publication sur le radeau du radotage : Pardon, papa!
Stéphane
19 janvier 2016 à 12 h 45 min
Cela me fait toujours grimacer, ces termes de « vraie littérature » : au fil des siècles, de nombreux métiers évoluent, ou certains disparaissent faute d’utilité. Les écrivains et leurs œuvres évoluent, preuve que la lecture est encore une activité vivante. C’est dans la nature des choses. Ce qui n’évolue pas meurt : quand je constate la profonde mutation du secteur (qui est un peu chaotique, certes, mais là encore c’est la nature même d’une mutation), je ne suis pas inquiet. La littérature n’est pas prête de disparaître !
thibaultdelavaud
28 janvier 2016 à 12 h 43 min
Selon Roth, la vraie littérature est la littérature des grands écrivains, qu’on enseigne à l’école. Mais il est vrai que c’est une vision restrictive de la littérature et difficile à définir. Néanmoins l’interrogation demeure : les livres « sérieux », ayant une démarche artistique peuvent-ils disparaître face à la déferlante de la littérature dite de divertissement ?
Guy Morant
26 janvier 2016 à 16 h 41 min
Bonjour Thibault,
Comme dans tous les débats entre idées modernistes et passéistes, je suis toujours tenté de donner raison aux deux partis. Oui, c’est vrai que « c’était mieux avant ». Oui aussi, cette évolution n’a pas l’importance qu’on lui prête. La créativité humaine reste la même ; nous avons seulement décidé de la consacrer à autre chose. Collectivement, nous avons choisi d’abandonner la littérature exigeante au profit des distractions littéraires ou médiatiques.
Mais là où je ne suis pas d’accord avec Philip Roth, c’est quand il s’autorise une prédiction à trente ans, comme si les tendances actuelles étaient condamnées à se poursuivre. Nous ignorons quelles mutations, catastrophiques ou non, notre monde connaîtra dans les trente prochaines années. Le futur pourrait bien ne pas ressembler du tout au présent – ni d’ailleurs à un retour vers le passé.
Un jour viendra peut-être où nous serons nostalgique de cet âge d’or du divertissement que nous vivons en ce moment sans en être totalement conscients.
thibaultdelavaud
28 janvier 2016 à 12 h 44 min
Je te rejoins Guy mais se pose alors une nouvelle question : quel sera l’avenir de la littérature ?
Selma Bodwinger
30 janvier 2016 à 13 h 17 min
Roth est un vieil écrivain, il n’écrit plus et sent la mort venir, et comme souvent les personnes âgées, il développe un discours décliniste : c’était mieux avant. Finalement, c’est moins difficile de s’imaginer que la littérature disparait avec lui que d’imaginer une seconde qu’elle se renouvelle et qu’il va peut-être rater le meilleur !
Je suis persuadée qu’aujourd’hui, des auteurs exigents, inconnus écrivent une oeuvre d’envergure, mais nous ne saurons peut-être la reconnaître que dans cinquante ans.
Quant à idéaliser les siècles passés, je rejoins Chris, je crains que les masses paysannes du XIXème n’aient pas beaucoup lu Madame Bovary. L’âge d’or de la lecture pour moi : les soixante premières années du XXème siècle : beaucoup de lecteurs et pas encore de télé !
thibaultdelavaud
7 février 2016 à 19 h 10 min
Je rajoute le commentaire d’Alain Lefebvre, qu’il m’a transmis par mail car il est actuellement à l’étranger :
« Je rejoins complètement l’analyse de Selma : je n’ai pas à y ajouter une virgule !
Et surtout, il faut du recul pour comprendre et intégrer l’innovation. Ce qui nous parait futile aujourd’hui ne le sera (légitimement) plus demain. Car nous évaluons les créations d’aujourd’hui selon nos vieux critères.
Ce renouvellement a toujours eu lieu, songez au « salon des refusés » qui déboucha sur les impressionnistes… »